Entretien de Didier Migaud dans « Le Monde »
Dans le cadre d’un entretien accordé au Monde, le président de la Haute Autorité
« Le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique rappelle les ministres à leur devoir d’exemplarité en matière de transparence, et réclame des moyens supplémentaires pour assurer son rôle de vigie de la probité.
Aucune saisine de la justice pour atteinte à la probité, mais une hausse du nombre de déclarations d’intérêts ou de patrimoine déposées hors des délais légaux : c’est le bilan contrasté dressé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) à l’occasion de la publication de son rapport d’activité pour 2023. Dans un entretien au Monde, Didier Migaud, président de l’institution-vigie de l’intégrité des élus et responsables publics, alerte sur le non-respect des règles. Il rappelle le gouvernement à son devoir d’exemplarité – neuf ministres du gouvernement Attal ont déposé leurs déclarations hors délai, en 2024. L’ex-président de la Cour des comptes appelle aussi l’exécutif à assurer à une institution qui s’est imposée dans la vie publique des moyens d’action à la hauteur de ses missions.
Le Monde : Quel bilan global dressez-vous de 2023 ?
Didier Migaud : L’activité a été soutenue. On sent une meilleure appropriation de nos dispositifs par les responsables publics, qui respectent leurs obligations dans leur immense majorité. Toutefois, le taux de dépôt des déclarations dans les délais est en baisse, et nous impose un travail de relance considérable, qui mobilise des moyens utiles ailleurs. Seulement 57 % des déclarations d’intérêts ont été déposées dans les délais, contre 67 % en 2022, et 62 % pour les déclarations de patrimoine, au lieu de 74 %. On a là des marges de progrès.
Qui sont les mauvais élèves ?
Presque 100 % des grands élus et des responsables publics respectent les délais légaux. En revanche, on constate des retards parmi les membres de cabinet, certaines catégories d’agents publics ou d’élus locaux – qui déclarent pour la première fois – et chez les dirigeants sportifs. Au total, on a dû faire plus de 700 relances suivies de 136 injonctions, avant de finalement transmettre dix-sept dossiers à la justice pour non-déclaration.
Qu’en est-il du gouvernement, en 2023 mais aussi en 2024 ?
L’année 2023 n’a posé aucun problème. Mais en 2024 neuf ministres ont déposé leurs déclarations en retard par rapport au délai légal de deux mois après leur nomination. C’est la première fois depuis sa création que la Haute Autorité est confrontée à une telle situation. Rien ne peut justifier un tel retard.
Pourquoi est-ce important ?
D’abord parce que les ministres ont un devoir d’exemplarité. Mais aussi parce que retarder le dépôt d’une déclaration d’intérêts, c’est retarder son contrôle, donc la prévention d’éventuels conflits d’intérêts. Il faut mettre en œuvre la réforme que nous avons proposée pour réduire de deux mois à huit jours le délai de dépôt des déclarations d’intérêts pour le gouvernement. Le premier ministre a été exemplaire en remettant ses déclarations quelques jours après sa nomination. Il a été le seul.
Sur les plus de 3 500 déclarations contrôlées, la Haute Autorité n’a adressé aucun signalement à la justice pour défaut d’information ou soupçons de prise illégale d’intérêts. Est-ce une bonne nouvelle ?
Oui, c’est un point positif. Nous avons demandé des déclarations modificatives dans 44 % des cas, mais il s’agissait d’ajustements ou de correction d’omissions mineures. Nous avons formulé pour 1,4 % des dossiers des rappels fermes aux obligations, en raison de défauts d’exactitude ou d’exhaustivité plus importants, comme l’oubli d’une société civile immobilière ou d’un bien détenu en nue-propriété. L’absence d’intentionnalité ne justifiait pas une saisine du juge pénal.
Vous avez porté en 2023 une attention particulière au secteur sportif. Faut-il y voir un « effet JO » ? Quel en est le bilan ?
Depuis la réforme de 2022, la Haute Autorité contrôle six cents responsables publics du secteur sportif, qui ont effectivement fait l’objet d’une vigilance particulière dans la perspective des grands évènements comme la Coupe du monde de rugby ou les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris. Or, le bilan n’est pas très bon, car fin 2023 seulement 48 % de ces responsables sportifs étaient à jour de leurs obligations, même si ces obligations sont mieux respectées par les présidents ou coprésidents des fédérations sportives et des ligues professionnelles (87 %) ainsi que par le Comité d’organisation des JOP de Paris 2024. De plus, 58 % des déclarations de patrimoine présentaient des manquements nécessitant des déclarations modificatives et 10 % des manquements suffisamment graves pour justifier la notification d’un rappel ferme aux obligations.
Parmi vos autres missions figure la régulation du lobbying, essentielle pour l’indépendance de la décision publique. Les lobbyistes se plient-ils aux règles en révélant leurs rencontres avec des élus ou des cabinets ministériels ?
Là aussi il y a des avancées, avec désormais 3 200 représentants d’intérêts inscrits au répertoire que nous gérons, moins de notifications de manquements en 2023 et surtout moins de mises en demeure de s’inscrire ou de déclarer les actions engagées et les moyens alloués (5, contre 76 en 2022). Le dispositif de transparence instauré par la loi Sapin II de 2016 est mieux connu et appliqué. Mais il reste des marges de progrès pour le rendre plus efficace. Aujourd’hui, les plus grandes entreprises n’ont pas à déclarer toutes leurs actions.
Quid du contrôle des mobilités public-privé, qui garantit l’impartialité de l’action de l’administration ? La difficulté n’est-elle pas de vérifier le respect des multiples « avis favorables avec réserves » que vous prononcez (80 % des avis) ?
Il y a beaucoup plus de mouvements qu’auparavant, liés en partie aux changements de gouvernement. Suivre les réserves est d’autant plus difficile du fait de notre manque de moyens.
Êtes-vous entendu par les pouvoirs publics sur cette question ?
Non. Nos moyens ne sont absolument pas à la hauteur de nos missions, et la situation a été encore aggravée par la réduction importante de nos crédits de fonctionnement [à l’occasion du plan d’économies de 10 milliards d’euros de février]. Le coup de rabot qui s’est appliqué sur nous d’une manière indifférenciée et sans discernement a amplifié nos contraintes, même si le premier ministre est intervenu pour en atténuer les effets.
Le fait qu’un gouvernement, après le vote du Parlement et sans nouvelle intervention de celui-ci, réduise de sa propre initiative les crédits d’une autorité administrative indépendante soulève question. J’espère que nous serons mieux entendus dans le cadre de la loi de finances pour 2025.
Pourquoi n’obtenez-vous pas le pouvoir de sanction administrative que vous réclamez depuis plusieurs années ?
J’ai des difficultés à comprendre la cohérence de celles et ceux qui regrettent « une pénalisation excessive » de la vie publique, mais contestent dans le même temps à une autorité administrative indépendante la possibilité de prononcer des sanctions administratives. L’idée n’est pas de se substituer au juge pénal, mais de pouvoir sanctionner certains manquements objectifs, comme le non-dépôt des déclarations, où les amendes sont plus appropriées qu’une transmission au parquet. Confier un tel pouvoir à la HATVP renforcerait la confiance des citoyens envers les institutions.
Vous proposez aussi de réguler les représentants d’intérêts agissant pour le compte d’États étrangers…
L’influence étrangère est un phénomène normal et légitime. En revanche l’ingérence étrangère ne l’est pas, car qui dit ingérence dit intention malveillante et cachée. Il faut prendre ce sujet à bras-le-corps. La transparence de l’activité d’influence étrangère permet son contrôle et la prévention du risque d’ingérence. La HATVP pourrait tenir un registre indépendant recensant les acteurs et les actions engagées dans ce domaine, si le législateur le décide.
Pour certaines ONG anticorruption, l’exécutif manque d’allant dans la lutte contre la corruption ou les atteintes à la probité ? Est-ce votre avis ?
Des signes positifs en la matière seraient bienvenus. On observe une certaine passivité du gouvernement sur ces questions, après pourtant des progrès lors du quinquennat précédent. On le voit à travers le retard dans l’adoption du plan national de lutte contre la corruption ou le refus manifeste du gouvernement d’inscrire à l’ordre du jour du Parlement certaines propositions de loi pour réguler les interventions des représentants d’intérêts, accroître la traçabilité des actions de lobbying et empêcher les contournements du dispositif. Je regrette que le gouvernement soit plus sensible à ce que peut penser une partie de la haute administration qu’aux positions transpartisanes des parlementaires. »
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